Tel un boomerang perdu de vue dans la ligne d’horizon qui réapparaît soudain, la phrase a ressurgi pour
frapper notre esprit, encore et encore. Lors de l’édition 2010, Cyril, enfant de la Fête, comme tant d’autres, urgentiste de profession et désormais bénévole tous les deuxièmes week-ends de
septembre, avait ainsi laissé libre cours à son plaisir : « Ah, si simplement la vie ressemblait tout le temps à un week-end de Fête de l’Humanité. Ce serait le bonheur sur terre. »
Évacuons de suite ce que nous ne reprendrons pas dans « notre-monde-de-demain-du-bonheur-sur-terre »: la
météo. Reconnaissons qu’elle nous avait plutôt été agréable depuis quelques années. Sauf un épisode, devenu quasi légendaire, d’un samedi soir de 2011 où un déluge presque biblique avait
retardé le concert de Joan Baez, avant que le cristal de sa voix n’envoûte (aussi) les cieux.
Voilà que la pluie s’est vengée ce week-end. Pas un torrent épisodique, non. Plutôt, un goutte-à-goutte
sans fin. Comme un supplice chinois. « Un supplice breton », a rectifié un collègue, au mauvais esprit. Annoncé partant pour le milieu de la journée de samedi, le crachin a finalement pris
ses quartiers jusque dans la soirée, arrosant un public de la grande scène, rincé mais en rangs serrés face à Zebda, Asaf Avidan puis -M-.
Mais comme la Fête a décalé, il doit y avoir une décennie de cela, son emprise au sol, il y a désormais
plus de bitume que de terre sous le pas du peuple de la Fête. Donc pas d’enlisement généralisé, pas de pataugeage dans la gadoue et pas de tentation, de la part de la rédaction, de refaire
un titre (osé, de mémoire, dans les années 1990) : « De boue, les damnés de la terre. » Dimanche, c’est un ciel bleu qui accueillait les lève-tôt et quelques couche-très-tard, pour une
journée de grand soleil, comme pour donner raison à Cyril : « Ah, si simplement, la vie ressemblait tout le temps à un week-end de Fête de l’Humanité. Ce serait le bonheur sur
terre. »
À la Fête de l’Huma, préfiguration d’un monde meilleur, il n’y a pas de couleur de peau. C’est ce qu’a
revendiqué Lilian Thuram, vendredi, à l’agora de l’Huma. « Je suis devenu noir à l’âge de neuf ans quand je suis arrivé à Paris, a rappelé le fondateur de la fondation Éducation contre le
racisme. La couleur de peau est une construction historique. » Nous est revenu en mémoire un beau mot du même Thuram, interrogé il y a quelques années sur les propos d’un président de
région sur le nombre de Noirs en équipe de France : « Personnellement, je ne suis pas noir. » Humain, simplement humain. Comme ce jeune gars qui s’avance au micro pour questionner le
champion du monde 1998. Il a la peau couleur d’ébène. Il se présente : « Denis, de Normandie. » « Thuthu » en plaisante : « Ça ne se voit pas, monsieur… »
À la Fête de l’Huma, préfiguration d’un monde meilleur, la production des Fralib s’écoule. S’arrache,
même. Au stand des Bouches-du-Rhône, comme au forum social, les salariés en lutte depuis des années pour sauvegarder le site de Gémenos, près de Marseille, ont présenté leur petite boîte blanche frappée de
l’éléphant (cette marque qu’Unilever refuse de leur céder) et contenant le tilleul de Provence. Pas de prix fixé, il est laissé à la
souveraineté du consommateur citoyen. « Les gens sont très généreux », témoigne Gérard Cazorla, syndicaliste CGT. Projet alternatif, circuit court, relance de la production : tiercé qui
pourrait être gagnant pour peu que le courage des salariés puisse s’appuyer, un jour, sur la puissance publique.
À la Fête de l’Huma, préfiguration d’un monde meilleur, on boit donc du tilleul de Provence (c’est
nouveau), on mange de tout (c’est connu), du bon (c’est réputé) et moins cher qu’ailleurs (c’est à ne pas oublier). Sainte trinité gastronomique. « Manger bien, manger local, au juste
prix : est-ce possible ? » interrogeait un débat organisé par la fédération PCF de Maine-et-Loire. Affirmatif. La preuve par la pratique a été apportée par l’Auberge du Périgord (foie gras,
omelette aux cèpes, on ne vous dit que ça !), qui s’est appuyée sur les producteurs locaux dans l’esprit du circuit court.
À la Fête de l’Huma, préfiguration d’un monde meilleur, « les vacances, c’est un droit, c’est pas du
superflu ». C’est Julien Lauprêtre qui le réaffirme. Il venait, samedi, à 17 h 30, de recevoir un chèque de 40 395,05 euros des mains du directeur général de Touristra. Depuis 2005,
l’organisme de tourisme est partenaire du Secours populaire français. Des familles sont accueillies dans les villages. Deux journées de solidarité sont organisées pendant l’été dans tous
les centres. Et, depuis 2008, près de 200 000 euros ont été récoltés et reversés à l’association que Julien Lauprêtre préside depuis 1958.
À la Fête de l’Huma, préfiguration d’un monde meilleur, on prend le temps de penser, avec l’université
populaire de l’agora de l’Huma, dont le succès se renforce d’année en année, même à des heures que l’on croirait trop matinales. On soumet toute chose au débat (laïcité, journalisme,
jeunesse, énergie, écologie, retraites, inégalités, industrie, sport…). On rencontre
des auteurs (270, cette année) et on se gratte la tête devant 60 000 bouquins.
À la Fête de l’Huma, préfiguration d’un monde meilleur, il y a un État de Palestine (c’est écrit noir sur
blanc, au fronton du stand de l’OLP, en plein cœur du village du monde), on a banni les armes nucléaires, Marwan Barghouti a été libéré, la construction européenne a été orientée au profit
des peuples, les printemps arabes ont écarté les tentatives de confiscation et tracent
leur chemin vers l’émancipation…
À la Fête de l’Huma, préfiguration d’un monde meilleur, on a vu Jean Jaurès. Des acteurs de théâtre ont en
effet dit, en tous points de la Fête, des discours du fondateur de l’Humanité. Surtout, « la victoire de Jean Jaurès », dont il était question dans un débat au village du livre, c’est
certainement le deuxième nom de cette Fête qui non seulement revendique le « bonheur
sur terre » mais y travaille.